Textes

Le corps historique

Elise Girardot, 2020

« Attaqué par le réel sur tous les fronts, refoulé de toutes parts, me heurtant partout à mes limites, je pris l’habitude de me réfugier dans un monde imaginaire et à y vivre, à travers les personnages que j’inventais, une vie pleine de sens, de justice et de compassion. »

Romain Gary, La promesse de l’aube, 1960.

D’emblée, la trajectoire d’Erwan Venn s’appréhende par le prisme mémoriel. L’Histoire tapisse les murs de l’atelier couverts d’ouvrages et de revues faisant référence aux conflits européens du XXe siècle. Pourtant, si les archives deviennent le support préalable à la plupart des travaux de l’artiste, un sujet apparaît en filigrane, série après série. Le corps semble omniprésent : un corps morcelé, un corps métaphorique parfois. Sous une tente à oxygène, Erwan Venn développe très tôt ses stratégies de résistance ; il choisit le rêve comme arme invisible. Longtemps indien d’Amérique ou cosmonaute, il chevauche les plaines de son imaginaire en approchant peu à peu la mémoire familiale. Les insuffisances respiratoires qui le hantent depuis les années 1970 matérialisent les secrets qu’il tentera de percer, via sa pratique artistique.

Si le corps constitue un seuil qui délimite l’intériorité des individus, il est aussi un objet historique traversé par des strates mémorielles, sociales, économiques, politiques et culturelles. Il concentre des temporalités étendues, bien au-delà du temps présent. De même, l’Histoire peut être perçue comme un long corps mouvant, modelé par les combats multiples de la maladie. Depuis 2013, dans une série consacrée au mur de l’Atlantique, Erwan Venn choisit la délicatesse du dessin pour représenter les ouvrages de fer et de béton construits pendant la Seconde Guerre mondiale. Devenues des constructions mentales, verrues monstrueuses d’une Histoire irrésolue, les blockhaus jalonnent les côtes ensablées. À ces architectures de l’horreur, il oppose la beauté des paysages littoraux et la légèreté du trait de la mine graphite. Pour Erwan Venn, le dessin précède toute expérience artistique. En 2011, il efface les corps des photographies familiales prises par son grand-père paternel (sympathisant Breiz Atao1) et utilise en guise de pinceau numérique un logiciel informatique. Les corps ôtés font place à un vide re-dessiné par l’artiste ; les fantômes de la série Headless dévoilent les traumas d’une Histoire bretonne étouffée, celle de la collaboration avec les nazis. Ce travail cristallise un questionnement autour du point de vue. Erwan Venn reprend celui de son grand-père caché derrière l’objectif et se ré-approprie les images de propagande religieuse ou politique. Le corps devient le pivot de l’entreprise artistique ; la démarche allie à la déconstruction du récit historique une ré-écriture mémorielle. Plus tard, au printemps 2020, il achève pendant la crise sanitaire cinquante-sept aquarelles. Intitulée 44 jours au printemps, la série laisse transparaître sous forme chronologique la déliquescence ambiante de la bataille de mai 1940. La dissolution de l’aquarelle dans l’eau résonne par touches grisâtres et brunes avec la débâcle généralisée qui annonce le déclin de l’empire colonial.

Dans un même mouvement visant à dénouer les contradictions dissimulées de nos troubles historiques, l’enfance apparaît comme un thème majeur. Erwan Venn se demande sans relâche comment les doctrines pétrissent le regard des enfants. À travers la série des Petits bretons entamée en 2009, il inverse le processus d’Headless : les corps des salles de classe des années 1910 sont évincés au profit des visages. Leurs yeux évidés rappellent le film Le Village des damnés2. Depuis 2018, des petites filles aux joues livides ou gonflées sont affublées de coiffures grotesques. Erwan Venn analyse l’hyper-hiérarchie exercée sur ces corps manipulés par les pouvoirs autoritaires. Il traduit l’expérience de générations d’enfants soumis au dogme. Le propos s’étend de la mémoire individuelle à la mémoire collective. En 2019, l’artiste voyage au Brésil ; première aventure extra-européenne qui catalyse une nouvelle recherche. La végétation luxuriante rencontre les stigmates déroutants d’une colonisation encore visible. Ces observations lui rappellent tantôt une marine accrochée dans le salon familial (commandant de navire, son aïeul assurait au XIXe siècle la ligne Le Havre – Recife), tantôt les rythmes des batucadas découverts aux Beaux-Arts de Rennes. Les influences musicales et cinématographiques issues des subcultures ponctuent une œuvre protéiforme forgée par les cultural studies. Dans les années 1980, Erwan Venn s’affranchit définitivement du folklore breton pour s’immerger avec délectation dans les concerts de musique post-punk ou la revue Métal hurlant. Il se fabrique alors les contours d’une liberté nouvelle, à l’image de la série de vidéos Destroy Wallpaper (2003-2011). Métaphores de l’idéologie dominante, les papiers peints surchargés de son enfance rencontrent les vibrations des synthétiseurs électroniques.

Animé par l’émancipation du corps physique et historique, Erwan Venn débute fin 2020 un projet avec le CNES3 sur les archives de la base de Kourou. Dans une forme de continuité critique avec la peinture d’Histoire, l’artiste s’apprête à révéler, à nouveau, les ressorts d’histoires enfouies.

1. Le terme désigne les autonomistes bretons durant l’entre-deux-guerres.

2. Village of the Damned est un film de science-fiction britannique réalisé en 1960 par Wolf Rilla.3. Centre National d’Études Spatiales.

Élise Girardot, novembre 2020.

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FANTÔMES DE L’INFAMIE

Dominique Baqué

Au début était la colère. Une colère irraisonnée, sans nom, sans paroles. Sans symbolisation. Une rage inexpliquée qui trouvera enfin ses racines dans une étonnante découverte.
D’emblée, avant que de se définir comme artiste, Erwan Venn se dit dyslexique et asthmatique : un rapport troublé au langage et à l’écriture, et une maladie chronique invalidante. Ce qui le rejette par déjà deux fois dans la marge, le rend « autre » et explique pour partie son goût avéré pour la subculture et l’underground : les musiques post punk, new wave, le rock, la techno. L’art enfin, mais en évacuant toute hiérarchisation entre high et low culture.
Venn aime Dada, Marcel Duchamp, les histoires absurdes, les blagues loufoques, les Shadoks… Il considère d’ailleurs avec amusement que son premier geste dadaïste eut lieu lorsque, très jeune encore, lors d’un cours de dessin proposé où le sujet était libre, il demanda à sa mère un slip blanc — le slip du père, ce qui, on le verra, n’a rien d’anecdotique —, afin de le recouvrir minutieusement d’un damier noir et blanc, en hommage à l’esthétique ska.
Plus tard, lorsqu’il est étudiant aux Beaux-Arts, la doxa dominante est celle de Support/Surface et du minimalisme, dans laquelle le jeune artiste ne se reconnaît nullement, et contre laquelle il va se rebeller, en produisant des œuvres monstrueuses — notamment des nains de jardin difformes.
Mais, fasciné par l’empreinte, toujours mû par la colère — cette fois tournée contre l’institution —, il va aussi produire un impressionnant travail sur les dents et l’écrasement du visage. Sans doute le douloureux souvenir d’un appareil dentaire porté pendant cinq ans pendant son adolescence, mais aussi l’œuvre de Duchamp intitulée With My Tongue in My Cheek, ainsi que les travaux de Biefer et Zgraggen, exposés en 1991 aux Ateliers internationaux du Pays de la Loire.
Venn se donne alors un principe, qui va régir plusieurs de ses travaux : il réalise un moule en argile, puis dessine des colombins pour la bouche, qu’il place dans le moule. Ensuite il pose son visage et mord dans l’argile, aidé dans sa démarche par une personne qui lui écrase le visage. Terrifiant résultat : le visage est informe, difforme, et bouche ouverte comme la gueule d’un animal, il semble crier sa rage au monde.
https://erwanvenn.com/sculptures/#jp-carousel-1141

Très vite, va s’imposer le motif des dents, dont on connaît la portée symbolique et psychanalytique, et dont l’on sait aussi que c’est le seul reliquat de l’identité corporelle après la mort. Venn reprend donc le principe du colombin qu’il pose dans un moule longitudinal, accompagné d’empreintes de ses pieds. Du premier démoulage, Venn garde le souvenir d’une émotion intense : jusqu’à se dire, ce jour-là, qu’il commençait à être artiste.
https://erwanvenn.com/sculptures/#jp-carousel-1152

Suit une installation composée d’un moulage dentaire récupéré chez un jeune dentiste débutant, une boule de dents, et d’un lit à roulettes, surmonté d’un parallélépipède d’une blancheur clinique, en vis-à-vis d’une Vanité, un motif de crâne numérique sur papier peint. L’installation s’intitulait, sur un mode aussi trivial que juste : On découvre véritablement ce qu’est la réalité une fois qu’on a eu mal aux dents. D’autres installations suivront, toujours autour du motif dentaire.
https://erwanvenn.com/sculptures/#jp-carousel-3399

C’est aussi le moment où Venn découvre les artistes de la côte Ouest des États-Unis, Paul McCarthy et son Mr. Rabbit, sa Tomato Head ainsi que Mike Kelley et son rapport aux jouets : contrepoint absolu à l’esthétique minimaliste.
Or l’œuvre de Venn est aussi imprégnée, traversée par l’enfance : ainsi propose-t-il une Anatomie comparée des jouets de ma chambre, ou encore insère-t-il son visage dans le corps-poupée de « Big Jim », un jouet développé par Mattel et destiné aux « garçons aventuriers ».
https://erwanvenn.com/anatomie-comparee-des-jouets-de-ma-chambre/


Et, à une époque où l’ornement est virulemment décrié, rejeté, il s’intéresse au papier peint et à ses motifs — peut-être, là aussi, en souvenir des papiers peints de sa chambre d’enfant et de l’appartement familial. Parallèlement au développement du numérique, et en écho à l’utilisation faite par Alain Bublex du logiciel Illustrator, Venn commence en 2003 le cycle Destroy Wallpaper, dont les motifs ornementaux s’effondrent les uns à la suite des autres, accompagnés d’un bruit strident de perceuse. La colère encore et toujours. Mais aussi Walls are Talking, qui explore la relation entre papier peint et art contemporain.

Mais quelque chose, en juillet 1994, après les Beaux-Arts, soudain va faire irruption et événement : la découverte d’une boîte de 730 négatifs Kodak pris par le grand-père de l’artiste, couvrant la période de 1917 à 1960, mais avec une surprenante interruption entre 1943 et 1947.
Venn est originaire de Bretagne, et issu d’une famille radicalement catholique, pieuse, tendance royaliste, avec quelques relents de racisme et d’antisémitisme. Cette idéologie rance, Venn l’exècre depuis sa jeunesse, et il s’est construit « contre ». Mais de ce grand-père photographe, il sait peu de choses, si ce n’est qu’il était autoritaire. Et, pendant quelque temps, l’artiste laisse fermée la fameuse boîte, telle une boîte de Pandore dont il craint sans doute, de façon sourde, qu’elle ne lui révèle quelques malfaisants secrets.
Quelle famille n’a pas ses cadavres dans le placard ? Un enfant mort dont l’on ne parle jamais, ou adopté sans le lui dire, un membre psychotique, des adultères… Sans doute Venn sait-il déjà, sans se l’avouer. Car le milieu familial et l’idéologie qu’il véhicule sont toxiques.
Alors un jour, il se décide à ouvrir la boîte. Et, comme il le dit lui-même, « cela lui explose au visage ».
Au moins trouve-t-il la raison princeps de sa colère.
Au départ, pourtant, l’histoire du grand-père est assez banale dans une Bretagne extrêmement conservatrice, et où prospère l’extrême droite : né en 1905, le grand-père entre au petit séminaire pendant la Grande Guerre, et quitte l’Église en 1926 pour reprendre l’affaire familiale du négoce de vin, tout en devenant sympathisant de Breiz Atao, l’extrême-droite bretonne. Le parcours classique d’un breton radicalement conservateur, et fervent défenseur de l’identité bretonne.
Mais l’histoire — la petite, puis la grande — ne s’arrête pas là : en juin 2011, un des cousins de Venn lui remet… l’Ausweiss du grand père, qui stipule explicitement et sans plus laisser place au moindre doute : « Autorisation de la Feldkommandantur », datée du 30 juillet 1940, avec comme intitulé : « Ravitaillement en vin ». Soit juste cinq semaines après l’armistice signée le 22 juin 1940, et seulement trois semaines après le vote des pleins pouvoirs accordés au Maréchal Pétain.
Plus aucun doute possible : le grand père de Venn est un collabo, et précoce qui plus est.
Il est évidemment plus facile, plus noble aussi, d’être le descendant d’un résistant : comme si la gloire du grand-père résistant rejaillissait sur soi-même, au risque encouru de se dédouaner de tout questionnement, et en particulier de l’interrogation principielle : « Qu’aurais-je fait, moi, en 1940 ? ». Aurais-je eu le courage de rejoindre les réseaux de résistance au prix de la torture, voire de la mort, et de celle de ma famille ? Aurais-je attendu, en me fondant dans la masse grise des lâches ? Ou enfin me serais-je trompé de camp, en me rangeant du côté de l’ennemi, et donc du mauvais côté de l’Histoire ?
Lorsqu’on descend d’une famille de collabos, il faut casser l’héritage. Brutalement, violemment. Il faut revendiquer un libre-arbitre dont l’on sait pourtant combien il est limité par un grand nombre de facteurs — génétiques, psychiques, sociologiques.
Alors Venn essaye de comprendre : les raisons de la défaite de 1940, la collaboration, Vichy, cet antisémitisme français qui resurgit régulièrement des tréfonds de la conscience nationale. Il lit beaucoup. Sur mai 1940 : Robert Paxton bien sûr, mais aussi Jean-Pierre Azéma, Marc Bloch, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Maurice Garçon, Maurice Vaisse et d’autres encore 1. Sur le fascisme breton : David Bensoussan, Sébastien Carney, Joël Cornette, Henri Fréville, Françoise Morvan 2.
Les archives familiales deviennent une passion, et Venn entend témoigner, bien plus que juger, de l’histoire d’une famille bretonne d’extrême-droite dans l’entre-deux guerres, pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi, de façon plus oblique, sous l’Algérie française.
Et, au regard de cette famille catholique d’extrême droite et collaborationniste, Venn va jusqu’à formuler l’hypothèse selon laquelle l’extrême-droite serait une structure de la conscience nationale : articulant la contre-révolution de 1793, le régime de Vichy et l’autoritarisme de la Cinquième République, il voit comme un fil rouge, ténu peut-être mais tenace. Comme si quelque chose, en France, n’avait jamais été réglé.

Les albums hantent toutes les familles : qu’il s’agisse des jours heureux, des fêtes, des mariages et des naissances, ou des personnes honnies. Certains raturent les visages, ou les découpent, pour effacer toute trace d’un mari adultère, d’un oncle détesté, d’une cousine détestable… Venn, lui, va utiliser le logiciel Photoshop pour littéralement décapiter les visages et effacer toute trace des corps — bras, mains, jambes, pieds. Ne reste alors que l’enveloppe extérieure : les costumes, c’est-à-dire l’idéologie. Et notamment cette lourde soutane en laine à rabat de tissu, portée par les séminaristes depuis le XVIIème siècle, et dont est vêtu, pendant ses études, le grand-père.
On le sait, l’Église catholique a toujours utilisé l’image comme arme de propagande : c’est donc dans le cadre du séminaire que le grand-père a appris à se servir — très bien qui plus est — d’un appareil photographique. Et il photographie tout : le petit séminaire, les fêtes bretonnes, son couple, sa famille, la Bretagne profonde, et même le voyage touristique dans l’Algérie colonisée.
Cet impressionnant corpus photographique, Venn va l’intituler Headless — et, par euphonie, on entend « laisse » —, et l’articuler autour de grands chapitres tels que : « Aimer », « Apprendre », « Croire », « Être », « Fabuler », « Jouer », « Manger », « Poser », « Travailler », « Voyager ». Mais ce sont surtout les titres des images qui ouvrent à de multiples significations : soit ils sont factuels, purement descriptifs ; soit ils sont liés à des émotions que l’artiste éprouve sur le moment, et alors ils empruntent souvent à des vers de la poésie de Paul Éluard.
Factuels : Pierre et Paule, Abbé 1907, Deux séminaristes, Reposoir au carrefour de l’action de Grâces, Les Vacances à la mer, Cyclistes devant l’église du pont Ruellan, Travail de la vigne, etc.
Poétiques : There Must Be an Angel, 01 et 02, De ciel et d’eau d’air et de sable, Et l’enfance qui sait errer, Nous sommes corps à corps, Plantes et fleurs tout à l’heure et gorgées d’air…
Un titre, plus particulièrement surprend : Je ne trouve plus rien à vous dire, soit la dernière phrase d’une lettre écrite à ses parents par le grand-père, alors jeune séminariste. Une lettre dans laquelle l’aïeul ne dit pas un mot sur la guerre, n’évoquant que son travail et ses notes. Puis cette phrase ultime, comme l’aveu d’un silence, d’un non-dit ou d’un terrible déni.
Car de très nombreux titres comprennent des sous-titres implicites, non écrits, et pourtant hautement signifiants : ainsi La Mariée connote bien évidemment La mariée mise à nue par ses célibataires, même, de Marcel Duchamp. Mais plus encore, dans cette réunion de jeunes filles toutes de blanc vêtues mais violemment décapitées, dont il ne reste que les précieuses robes virginales et les bouquets de fleurs, domine une figure, debout à côté de la mariée, fièrement vêtue de son uniforme militaire, le seul à être en position verticale, donc dominante, celle du mari, du futur père. « Je suis le maître », semble-t-il énoncer, au sein de cette société éminemment patriarcale et masculiniste.
Ce que vient d’une certaine façon redoubler la photographie intitulée, à la fois sobrement et brutalement, Papa : le père, toujours debout, toujours sans tête, vêtu de la chasuble catholique, mains jointes dans une prière fervente, semble baigné d’une lumière auratique qui lui confère une autorité surpuissante. Le père, toujours et encore.
Pour autant, Venn ne se départit jamais de son humour grinçant, comme en témoignent toutes ces photographies de vacances à la plage où, les corps ayant été gommés, effacés par le logiciel, ne restent plus que des maillots de bains flottant dans l’air, mais gonflés comme des baudruches. Ou encore Chapeau Pipe, qui, cette fois, connote le célèbre tableau de René Magritte.
Mais parfois le sourire vire à la grimace, et l’image se glace, comme dans Marie au fusil, ou encore avec ce bataillon de petits bretons, avec tambourins, drapeaux français et bretons qui défilent en rang au nom de Sauvez, sauvez la France.
L’œuvre de Venn cible essentiellement l’extrême-droite bretonne, mais il est une autre face sombre de l’histoire de France qui se profile avec le voyage de noces du grand-père et de son épouse : la colonisation de l’Algérie. Ainsi Paule au guide Michelin montre-t-il la femme, sur le bateau qui les emmène vers Alger, tenant innocemment à la main le guide Michelin Algérie-Maroc-Tunisie : toute trace de la violence coloniale est ici effacée, il ne reste qu’un voyage touristique d’agrément. Pourtant, cette violence resurgit implicitement avec Travail de la vigne, région de Bône (Annaba), 1933, qui met en contrepoint deux figures debout, raidies par l’autorité — celles du patron et du contremaître —, et des figures courbées, au travail, celles des « indigènes ».
Extrême-droite bretonne et française, colonisation : tout se tient, tout fait sens autour de la figure lacanienne du Maître et du Père. Un autoritarisme d’autant plus assuré et affirmé que les images sont souvent de très grand format, type affiches de métro.

Si Venn décapite tous les visages, il en reste cependant trois dans son corpus photographique. Celui d’une poupée, à supposer qu’une poupée soit dotée d’un authentique visage ; celui de The Witch, au visage fermé et hostile, dont le jeune garçon ne sait rien mais qui l’effraie autant que les poupées qui s’avèrent toujours quelque peu morbides. Et enfin celui de Henri Dorgères photographié en pied, visage dur, menton mussolinien, bras croisés sur le torse, fermement campé sur ses jambes, assumant un virilisme dominateur.
Mais qui est Dorgères ? Une figure emblématique du fascisme breton. Et que son portrait fasse partie de l’album photographique du grand-père ne laisse plus la moindre place au doute quant à sa collaboration active. Né en 1897 à Wasquehal (Nord), brillant élève, il sera bachelier en droit avant de se marier en 1921 et de s’installer l’année suivante dans l’Ouest de la France où il commence à exercer le métier de journaliste. En 1927, il est à la tête du Progrès agricole de l’Ouest. Mais c’est surtout un homme d’action — légale ou illégale, peu lui importe — qui bat la campagne, allant de réunions en réunions, et menant le combat contre ce qui, selon lui, abaisse le niveau de vie des paysans : obligation des assurances sociales, baisse des prix, vente de blés étrangers, création de l’Office du Blé en 1936. Il va jusqu’à prôner la grève de l’impôt et organise de nombreuses manifestations. Sa lutte est violente et assumée comme telle, et porte contre « l’ennemi » : c’est-à-dire la gauche, et plus encore le Front populaire.
Les « chemises vertes », qu’il crée et organise, sont une organisation paramilitaire, chargée d’« actions de justice sociale » et d’ « expéditions de représailles contre ceux qui auraient osé troubler les réunions paysannes ».
En 1935 paraît son premier ouvrage : Haut les fourches, dans lequel il énonce son programme lapidaire : « Notre programme ne comporte qu’un seul paragraphe : aimant passionnément notre pays, nous voulons une France forte et prospère, une France débarrassée des partis et des politiciens qui l’ont affaiblie et ruinée, une France où les deux réalités de notre vie : le métier, la famille, seront souverains ».
Bref, un programme qui fleure bon le pétainisme et défend l’homme pur, blanc, local, expurgé de ses scories latines.
Violemment anti-démocratique, anti-parlementaire et bien évidemment antisémite, il sera soldat en 1940, s’évadera et travaillera pour Vichy. À la Libération, arrêté, il sera condamné à dix ans d’indignité nationale mais, ironie de l’Histoire, il en sera relevé pour faits de résistance…
Ainsi amnistié en 1954, et quoiqu’anti-parlementaire, il sera élu député d’Ille-et-Vilaine, et se retrouvera dans le même groupe parlementaire qu’un certain Jean-Marie Le Pen.
La boucle est bouclée. Le grand-père, fasciné par Dorgères, fut bien un collabo convaincu.
Mais l’histoire familiale rejoint ici la grande Histoire collective : non pas que tous les Français aient été collabos, mais il fallut tout de même attendre les travaux des historiens et le film de Max Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, en 1971, pour en finir avec la mythologie héroicïsante d’une France résistante, debout contre l’occupant nazi, et n’ayant jamais frayé avec l’antisémitisme.

Comme un contrepoint à Headless qui jette l’opprobe sur les visages en les décapitant, la série de dessins à la mine graphite des Petits bretons semble restituer la visagéité. Mais est-ce vraiment le cas ? Loin de la visagéité au sens ou l’entendait Emmanuel Lévinas, le regardeur affronte de très jeunes visages figés, anxiogènes et mortifères, dont le blanc des yeux envahit l’iris et anéantit de ce fait un authentique regard.
Difficile dès lors de ne pas penser au Village des damnés de Wolf Rilla (1960), film de science-fiction horrifique sur des enfants télépathes et maléfiques. Mais le rapprochement s’avère peut-être plus pertinent encore avec Le Ruban blanc de Michael Haneke (2009), ce film qui décrit de façon glaçante le carcan luthérien et les sévices corporels infligés à de jeunes enfants dans l’Allemagne de l’avant Première Guerre mondiale. Ces mêmes enfants, qui, devenus adultes, porteront Hitler au pouvoir…
L’enfance qui traverse l’œuvre de Venn n’est nullement « le vert paradis » de la poésie : brimée, soumise, prise dans les rêts d’une éducation autoritaire qu’elle exècre et contre laquelle elle se rebellera.

Pour se sauver lui-même d’une famille et d’un passé toxique, il aura fallu à Erwan Venn un cheminement de trente ans, et un acte symbolique extrême : la décapitation des visages honnis.

Dominique Baqué

  1. Outre l’ouvrage majeur de Robert Paxton, La France de Vichy, consulter : Jean-Pierre Azéma, 1940, La mémoire — Marc Bloch, L’Étrange Défaite — Marguerite Bloch, Sur les routes avec le peuple de France — Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40 — Christophe Dutrône, Ils se sont battus, mai-juin 1940 — Karl-Heinz Friezer, Le Mythe de la guerre éclair — Maurice Garçon, Journal 1939-1945 — Alister Horne, Comment perdre une bataille — Herbert R.Lottman, La Chute de Paris — Maurice Vaisse, Mai-juin 1940, défaite française, victoire allemande sous l’œil des historiens étrangers.
  2. Sur le fascisme breton : David Bensoussan, Combats pour une Bretagne catholique et rurale — Joël Cornette, Histoire de la Bretagne et des bretons — Françoise Morvan, Le monde comme si et Miliciens contre maquisards. Sébastien Carney – Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré. Une mystique nationale (1901-1948), Presses Universitaires de Rennes.