Headless, un passé composé.

2010-2022


Une famille française
Par Guillaume Lasserre

À la galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Erwan Venn convoque par l’intime les fantômes d’une histoire collective et nationale infamante. Loin d’un roman français qui exalterait le mythe du résistant, « Que la marée vienne et m’emmène plus loin », fait le récit d’une famille dans laquelle les non-dits recouvrent la collaboration du grand-père.

Illustration 1

Marie au fusil, 46 x 65 cm, impression numérique. Edition de 1/3, 2014. © Erwan Venn

Erwan Venn (né en 1967 à Rennes, vit et travaille à Bordeaux) découvre l’existence d’une boite Kodak de 1925 pleine de négatifs oubliés à la mort de sa grand-tante. La boite contient les souvenirs d’un grand-père que l’artiste n’a pas connu. Au sein de cette famille conservatrice bretonne, où catholicisme fervent et vision d’extrême droite se répondent, les souvenirs remontent soudain à la surface. Les archives familiales deviennent vite sa source majeure d’inspiration, sa matière première : « Depuis 2011, je travaille sur un fond de négatifs photo d’un de mes grands-pères, marchand de vin dans l’est du Morbihan[1] » confie-t-il avant de résumer ainsi la vie de son encombrant aïeul : « Né en 1905, il rentre au petit séminaire pendant la guerre de 1914, quitte l’Église en 1926 pour reprendre l’affaire familiale de négoce de vin, devient sympathisant de Breiz atao, l’extrême droite Bretonne ». Longtemps Venn a rangé les négatifs dans un classeur pour mieux les laisser de côté, les oublier, jusqu’en juin 2011 où l’un de ses cousins lui remet le « Ausweiss » du grand-père « autorisation de la Feldkommandantur du Morbihan daté du 30 juillet 1940, avec comme intitulé : ‘Ravitaillement en vin.’[2] ». Le document venait confirmer une réalité familiale : la collaboration avec les nazis dans la France occupée. La date figurant sur le laisser-passer, tout juste cinq semaines après l’armistice signé le 22 juin 1940, trois semaines après le vote des pleins pouvoirs confiés au Maréchal Pétain, ne laisse pas de place au doute. La patriarche collabore très tôt avec les forces d’occupations allemandes, alors que celles-ci sont à peine installées. Pour Erwan Venn, il n’y a pas d’autre possible que la fiction pour pouvoir s’approprier ce lourd héritage.

Illustration 2

Vue de l’exposition "Que la marée vienne et m’emmène plus loin" d’Erwan Venn, galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris, novembre 2021 © Aurélien Mole

Passé composé

Illustration 3

Henri Dorgères, 56 x 38 cm, impression numérique sur Dibond. Edition de 1 sur 3, 2013. © Erwan Venn

Il s’attaque aux photographies – 730 au total couvrant une période allant de 1917 à 1960 à l’exception notable de fin 1943 à 1947 – issues de cette boite de pandore, desquelles il efface consciencieusement les visages, gomme les corps à l’aide d’un logiciel de retouche d’image, afin de ne conserver que l’aspect idéologique qui se dessine dans les attitudes. L’artiste tente ainsi de comprendre comment son grand-père a été formé intellectuellement à devenir un militant fasciste. Ce qu’il reste d’un portrait de famille bucolique et champêtre, d’un groupe de jeunes séminaristes, de ces deux enfants jouant à la poupée – l’un des rares visages conservés –, de ce couple en habit du dimanche se tenant debout dans une barque au large d’une plage bretonne, les fantômes de la série « Headless » sont autant de témoignages attestant des déchirures familiales liées à la collaboration, agissant telle une mise en abime des traumatismes de la Seconde guerre mondiale et des guerres de décolonisation qui s’en suivirent, dont les conséquences ont impacté durablement la majorité des populations civiles. C’est aussi pour l’artiste une façon de récuser violemment ce patrimoine qu’il n’a pas demandé. Venn reprend le point de vue de son grand-père qui se trouve derrière l’objectif pour mieux le déconstruire. L’absence des corps oblige à observer les détails. Là, les couronnes de fleurs des communiantes flottent au-dessus de leur habit immaculé. Ici, les maillots de bains une pièce semblent posés au sol, vides et pourtant gonflés de rondeurs. Dans le corpus des photomontages, un seul corps apparait dans son intégrité, celui d’Henri Dorgères dont on reconnait le visage, fondateur du Comité de défense paysanne, groupe fascisant de l’entre-deux-guerres, soutien de Pétain et collaborateur notoire.

Illustration 4

Je ne trouve plus rien à vous dire, Impression numérique, 65 x 45 cm. Edition de 1/3, collection Antoine de Galbert. © Erwan Venn

Illustration 5

U.F.O. Josselin, 70 x 104 cm, impression numérique sur Dibond. Edition de 1 sur 3, 2013. Collection Artothèque de Poitiers. © Erwan Venn

« Pour Erwan Venn, le dessin précède toute expérience artistique[3] ». Sans doute parce qu’il lui permet de gommer l’objectivité photographique. Par le biais d’une recomposition dessinée à la temporalité lente, il donne à voir autrement les images. L’enfance occupe une place particulière dans l’œuvre de l’artiste. Il interroge la réception des doctrines sur ces jeunes corps placés sous la domination d’un pouvoir autoritaire. Il réalise à la mine graphite une série de portraits d’enfants extraits d’une photographie de classe de 1910 sur laquelle figure sa grand-mère. Les visages de ces « petits bretons » sont inquiétants, les regards inquisiteurs, le blanc des yeux envahissant l’iris – l’artiste a pris soin de les évider, les rendant encore plus menaçants –, évocations cinématographiques, réminiscences des enfants aux pouvoirs télépathes du « village des damnés[4] » – l’artiste a d’ailleurs réalisé en 2010 une série de dessins inspirés du film de 1960 qui portent le même titre, témoignant de son intérêt pour la culture populaire –, ou plus récemment, de ceux du « Ruban blanc[5] », au sous-titre évocateur : « une histoire allemande pour enfants », qui narre à l’été 1913 l’éducation extrêmement stricte, ponctuée de sévices subis par la génération qui portera Hitler au pouvoir dans les années trente. De la même façon, les « petits bretons » révèlent eux aussi des corps abimés par une école républicaine aux injonctions contradictoires, prenant soin d’eux tout en formant de bons petits soldats. Les rubans unis dans les cheveux des petites filles sont les seuls traits de couleurs de l’exposition.

Illustration 6

Vue de l’exposition Que la marée vienne et m’emmène plus loin d’Erwan Venn, galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris, novembre 2021 © Aurélien Mole

« le chagrin et la pitié »

Il est toujours plus aisé d’appartenir à une lignée de résistants que de collabos. Au sortir de la Seconde guerre mondiale, la France ne comptait d’ailleurs que des patriotes ayant tous combattu contre les nazis. Il faudra attendre les années soixante-dix et le film documentaire de Max Ophüls « le chagrin et la pitié » (1971), ainsi que le livre de l’historien américain Robert Paxton, La France de Vichy (1973), pour enfin obtenir une représentation réaliste de cette période, délaissant l’héroïsation démesurée de la Résistance et réévaluant la responsabilité de l’État français, reconsidérant aussi l’ampleur de la Shoah que l’on avait jusqu’alors tendance à minimiser.

En effaçant, dans une démarche radicale telle une purge nécessaire de son passé, les figures des archives familiales, Erwan Venn vient paradoxalement combler un « trou de mémoire[6] » pour reprendre les mots d’Agate Bortolussi dans le texte qui accompagne l’exposition, tout en tenant à distance ce passé dont il a hérité malgré lui. Les visages rendus désormais anonymes par son geste iconoclaste lui permettent également d’ériger un pont entre la mémoire individuelle et la mémoire collective, entre l’histoire intime et l’histoire nationale.  « Ce sont les fantômes qui vivent en moi ; en nous » répète l’artiste. Ces corps désormais absents du papier argentique se font les échos des non-dits familiaux qui se confondent avec le silence de l’histoire nationale. Nous n’avons pas fini d’entendre nos fantômes.

Illustration 7

Paule, graphite et aquarelle sur papier, 38 x 38 cm , 2011.

[1] Erwan Venn, Headless, un passé composé, Metz, les Éditions de la Conserverie, 2016, 64 pp. Texte reproduit sur le site internet de l’artiste, https://erwanvenn.com/headless/ Consulté le 15 novembre 2021.

[2] Ibid.

[3] Elise Girardot, « Le corps historique », Erwan Venn, Documents d’artistes Nouvelle-Aquitaine, novembre 2020, https://dda-nouvelle-aquitaine.org/Le-corps-historique Consulté le 15 novembre 2021.

[4] Film britannique de science-fiction horrifique réalisé par Wolf Rilla en 1960.

[5] Film de Michael Haneke réalisé en 2009.

[6] Agate Bortolussi, Que la marée vienne et m’emmène au plus loin, texte accompagnant l’exposition éponyme à la galerie Georges-Phillipe et Nathalie Vallois, Paris, novembre 2021.

Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris.
https://www.galerie-vallois.com/exposition/que-la-maree-vienne-et-memmene-plus-loin/

Photographies : © Aurélien Mole

France Culture
Aude Lavigne :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-vignette-13-14/erwan-venn-2258700

Médiapart
Guillaume Lasserre :
https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/151121/une-famille-francaisehttps://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/151121/une-famille-francaise